Broyeur de couleurs
Julien Tanguy avait 35 ans, une petite fille de 5 ans quand le couple décida de quitter la Bretagne pour «monter à Paris». Quelles raisons profondes les poussaient vers l'inconnu? Ils n'étaient pas seuls dans ce cas et une étude de L. Royer de 1901 en analysera les multiples raisons parmi lesquelles les salaires plus élevés, l'espoir d'une vie plus facile, l'exemple de réussite de ceux qui les avaient précédés et encore les craintes de l'ennui en restant au pays, l'appétit de nouveaux plaisirs, la fascination de la capitale... Sans doute y avait-il un peu de toutes ces espérances, en tous cas, le désir de forcer le destin à leur tour.
Après avoir été quelque temps employé des lignes de chemin de fer de Bretagne, Julien découvrira le métier de broyeur de couleurs. Initialement, les broyeurs de couleurs faisaient partie intégrante des équipes d'atelier de peintres et vivaient très proches d'eux. Travailler pour un grand maître, si l'on acceptait de répondre à ses exigences, notamment celle du temps de broyage de matières souvent toxiques, ce n'était rien moins que mettre sa vie en péril mais cela suscitait l'espoir de découvrir des secrets de fabrication. Ces tâches de base ainsi que la préparation des toiles et des châssis constituaient le début de l'apprentissage du peintre, accompagnées pour les plus doués, de séances de dessin.
A l'époque du père Tanguy de nombreux peintres se fournissaient chez le broyeur de couleurs et la maison Edouard où Julien entra en formation « sur le tas » était une des meilleures de Paris. Il n'y avait peut-être pas beaucoup de candidats pour ce métier exigeant et dangereux qui s'exerçait de surcroît dans des lieux sombres et confinés. Julien y sera loin de la campagne et des côtes bretonnes...
On peut néanmoins supposer qu'en passant de l'uniformité du blanc du plâtre à la multiplicité colorée des pigments qu'il broyait à longueur de journée et parfois la nuit, un éveil sensoriel naissait, voire une réelle passion pour cet univers.
Aujourd'hui, alors que la peinture est devenue une production mécanisée, industrialisée, disponible à volonté dans de multiples magasins sous des conditionnements séduisants, il nous faut faire un effort pour appréhender toutes les qualités qu'exigeait l'artisanat du broyeur de couleurs. Résultat de siècles de pratiques et de recherches, son apprentissage puis sa maîtrise nécessitaient de connaître l'origine des pigments : minérale, animale, végétale puis chimique, la variété de leur éclat et de leur résistance à la lumière. Leur transformation en « mastic » avec l'ajout d'adjuvants précis, choisis pour leur qualité de vieillissement, de souplesse, de transparence, permettait le broyage réel. Celui-ci était effectué manuellement à l'aide d'un pilon-molette rond ou carré sur une plaque dure en marbre et parfaitement lisse.
Le broyeur y consacrait un long temps d'effort physique dans une gestuelle particulière afin d'atteindre un écrasement maximum des grains de pigments. Le degré de broyage était souvent apprécié à l'oreille, au crissement de la molette qui s'atténuait progressivement. Outre la qualité des pigments, c'est le broyage qui aboutissait au classement final : peinture ordinaire, puis fine et superfine pour répondre à l'exigence des peintres. Delacroix, que Tanguy admirait beaucoup, avait choisi de broyer lui même les pigments de sa palette qui comportait vingt-huit couleurs primaires dont huit jaunes ! Il y consacrait beaucoup de temps.
La mise en tube de zinc, toujours manuelle, suivait cette opération puis le nettoyage long et rigoureux du matériel entre deux couleurs différentes. Les précautions sanitaires : protection respiratoire contre les poussières (plomb, céruse, oxydes divers...) et les protections des mains étaient celles de l'époque, à savoir sommaires ou inexistantes. Ce métier était identifié comme particulièrement dangereux et fera l'objet des premières enquêtes sur les conditions de travail des ouvriers. Plusieurs témoignages sur Julien Tanguy relatent qu'il se frottait en permanence les mains, ce qui pourrait révéler des irritations de la peau.
Les peintres n'ignoraient rien des aléas de la profession, des risques pris par les broyeurs de couleurs au nom de l'art et pour des revenus dérisoires, ce qui justifiait leur respect de cette étape préalable, déterminante pour la qualité de leur création.
La maîtrise étant longue à acquérir, il n'est sans doute pas anecdotique que Julien ait attendu sept ans pour devenir producteur indépendant, en saisissant l'opportunité d'une place de concierge sur la butte Montmartre, alors peu urbanisée avec jardins, lumière, soleil et vent. Ce fut une aubaine, Renée gardait la maison, lui occupait une partie de la loge où il disposait au mieux sa pierre à broyer et ses molettes. Du haut de la butte, il apercevait la campagne lointaine, des sites où certains peintres avaient choisi de travailler directement sur le motif. C'était une clientèle potentielle qu'il irait fournir à même le lieu de création grâce à l'invention récente de la peinture en tube. Il aimait partir les rejoindre très tôt le matin.
Une vie nouvelle commençait, à côté de jeunes gens impétueux, passionnés, bien qu'illustres inconnus à l'époque : Pissaro, Monet, Renoir, Cézanne, entre autres... de grands travailleurs qui suscitaient la considération professionnelle du broyeur de couleurs et, ce n'était pas à négliger, de grands consommateurs de sa production artisanale. Ils faisaient équipe en quelque sorte. A l'opposé du point de vue d'Emile Bernard qui témoigna à plusieurs reprises de l'incapacité du père Tanguy de percevoir les forces expressives de la peinture, je pouvais objectivement considérer que sa formation esthétique avait déjà commencé.
Pourquoi le juger incapable d'évaluer l'énergie expressive de chacune d'elles, son intensité, sa lourdeur, sa transparence? Le fait de sentir, dans la pénombre de sa loge, ces énergies isolées dans des flacons juchés sur une planche au-dessus de son lit ou enfermées dans les tubes en zinc, l'aidait au contraire à mesurer l'immense ambition de ces jeunes peintres d'en dégager une harmonie dynamique. Elle aboutirait à une mise en tension inconnue, surprenante, bien loin des recettes académiques en cours dans les ateliers d'art officiel, celles des peintres du jus de chique, comme il les qualifiait laconiquement.
Percevait-il spontanément toute la portée révolutionnaire de cette nouvelle manière de peindre? Sans doute pas, mais qui l'aurait pu à cette époque ? Il pouvait en revanche apprécier le potentiel prometteur des multiples rapports colorés, de leur lumière, de la touche dynamique, de toute cette vie incarnée qui prolongeait ses exigences de broyeur.
Il était de plus apprécié pour sa générosité, son empathie pour la diversité des êtres et des destins, ce qui était nécessaire face à tous ces jeunes passionnés. Julien Tanguy croyait en eux, aimait leur présence, se sentait respectueusement accepté. Il assistait à leurs nombreux échanges, aux affrontements fréquents entre des sensibilités qui s'aventurent dans la quête d'une nouvelle façon d'être. Cette discipline artistique leur permettrait de se libérer des conventions héritées de l'enfance, des conventions contraignantes pour cette énergie intérieure si fortement ressentie, le moteur de leur obstination.
Cela aurait pu se limiter à une nouvelle manière de faire, mais Pissarro, considéré par beaucoup comme le père du mouvement impressionniste, conduisait sa réflexion au-delà de cette donnée purement artistique et technique « nous sortons tous de Pissaro » témoignera plus tard Cézanne.